10. «Parce qu'eux autres ils l'ont l'affaire, les Amaricains!»
L'infolettre ONGBS du 18 décembre 2024
Bienvenue dans l’infolettre satirique L’Observatoire national du gros bon sens, dans laquelle chaque semaine, le mercredi, je souligne la publication d’un ou de plusieurs textes s’étant démarqués par leur «gros bon sens». Cette semaine, le gros bon sens, c’est de privatiser pour augmenter l’accès aux soins de santé.
Le vendredi 29 novembre dernier, le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, est allé rendre visite au président désigné états-unien, Donald Trump, à sa somptueuse demeure de Mar-A-Lago, en Floride. Ce dernier, entre deux bouchés de pain de viande, a laissé glisser une plaisanterie qui a beaucoup fait parler dans les jours qui ont suivi.
Deux sources ont confirmé mardi à Radio-Canada que le président américain désigné avait suggéré que le Canada devienne le 51e État des États-Unis si le pays était incapable de faire face aux tarifs douaniers de 25 % qu’il menace d’imposer.
Sacré farceur, ce Donald.
Hans Mercier, chef du parti 51, ne devait pas espérer, même dans ses rêves les plus fous, un appuis aussi majeur.
Mais voilà, une figure bien en vue a également laissé paraître son inclinaison à voir d’un bon œil une annexion théorique du Canada (ou du Québec) au pays du gros bon sens.
Mario Dumont s’est donc laissé séduire, et ce, «pour la santé».
Je ne souhaite pas voir le Québec ou le Canada annexé aux États-Unis. Cependant, si vous me demandez de nommer une raison qui pourrait m’attirer, je répondrais: la confiance d’être soigné si je suis malade.
Analyse d’un raisonnement béton.
L’opinion publique
Le tout nouveau morning man commence son texte Le Canada comme 51e État? Pour la santé en disant que ce n’est pas cohérent de préférer le modèle canadien à celui des États-Unis. En effet, «nous passons notre temps à décrier les temps d’attente et la difficulté de voir un médecin chez nous».
Sur ce point, Mario a raison. Selon un sondage commandité par l’Association médicale canadienne et mené par la firme Angus Reid en 2023, «26 % des Canadiens considèrent que le système de santé est en excellent ou en très bon état, tandis que la moitié (48 %) le considéraient comme excellent ou très bon dans un sondage de 2015 également mené par l’Institut Angus Reid».
Il y a donc une détérioration marquée au niveau de l’opinion publique en ce qui a trait au système de santé au pays. Cette réduction a également été observée aux États-Unis, ceci dit. La célèbre firme Gallup avançait en 2023 que
Pour la première fois depuis vingt ans, moins de la moitié des Américains se montrent élogieux à l’égard de la qualité des soins de santé aux États-Unis, 48 % d’entre eux la jugeant « excellente » ou « bonne ». Une légère majorité estime désormais que la qualité des soins de santé est médiocre, 31 % la jugeant « juste moyenne » et 21 % – un nouveau record – la qualifiant de « médiocre ».
Dû aux différences entre les façons que ces données ont été récoltées (différents sondages, différentes questions, différentes populations, etc.), il n’est pas vraiment possible de les comparer de façon scientifique. Il est néanmoins apparent que la satisfaction envers les systèmes de santé des deux pays a déclinée dans les dernières années.
Le fonctionnement du système de santé états-unien
Bon, les gens sont de moins en moins satisfaits. Mais de quoi est-il question, lorsqu’on parle des systèmes de santé canadien et états-unien?
De quoi exactement les gens, et dans ce cas-ci Mario Dumont, sont-ils insatisfaits, coudonc?
Qu’est-ce qui pousse Mario à vouloir faire défection au Sud, tonnerre de Brest?
Le principal intéressé explique ainsi le fonctionnement sans faille du système de santé états-unien: «pour la grande majorité de la population, les soins sont couverts par une assurance. Si vous travaillez dans une entreprise ou pour un service public, vous êtes assuré. Si vous êtes retraités, vous êtes couvert par Medicare».
En veux-tu une assurance? en v’la.
Un article de la Ross University School of Medecine datant de 2021 explique synthétiquement la différence entre les deux modèles de soins de santé: d’un côté, l’État fournit à tous ses citoyens une assurance publique (financée par les impôts), et tous les provinces et les territoires doivent fournir une panoplie de soins (puisque la Santé est dans leurs champs de compétence) pour se conformer à la Loi canadienne sur la santé. Ces soins comprennent
les soins hospitaliers aux patients hospitalisés et ambulatoires; les soins médicalement nécessaires au maintien de la santé; la prévention des maladies et le diagnostic et le traitement des blessures, des maladies et des handicaps; et les services médicaux médicalement requis.
Les provinces peuvent ensuite bonifier (ou pas) les soins de santé publics, que ce soit les services de transport d’urgence ou les soins dentaires.
À noter que ces soins peuvent être prodigués autant par le public que le privé, en autant que l’accès universel, conformément à la Loi canadienne sur la santé, soit respecté.
Aux États-Unis maintenant, on est ailleurs. Le pays n’a en effet pas de système de santé universel, préférant une cohabitation du public et du privé (à but lucratif ou sans but lucratif), de telle sorte que «la majorité des Américains bénéficient d’une assurance financée par leur employeur et paient généralement moins que ceux qui souscrivent une assurance individuelle, mais les coûts restent élevés».
En effet, tel que rapporté par le site internet spécialisé business.com,
En 2023, le coût annuel moyen de la prime pour un employé dans le cadre d'une couverture santé parrainée par l'employeur était de 8 431 $ pour une couverture individuelle et de 23 968 $ pour une couverture familiale, soit une augmentation de 7 % par rapport à l'année précédente. En moyenne, les employés ont payé 1 401 $ (17 %) de la prime pour une couverture individuelle et 6 575 $ (29 %) pour une couverture familiale.
Alors pour faire simple, selon les données de 2023 du recensement, 92,1% des états-uniens sont couverts par une assurance santé, que ce soit une assurance privée ( 54,7% des états-uniens ont une assurance santé fournit, en totalité ou en partie, par l’employeur) ou une assurance publique (18,8% des états-uniens sont couverts par Medicare, notamment, avec une assurance publique comparable au modèle canadien).
Le hic, évidemment, c’est que 7,9% des états-uniens ne sont aucunement couvert par une assurance santé, principalement les gens qui n’ont pas d’emploi, donc souvent les gens les plus vulnérables et les plus dans le besoin de soins de santé.
Mais ça, on présume que Mario ne prévois pas tomber dans ce 7,9% là, alors tout est beau de ce côté!
L’accès aux soins
Mais même si la majorité des états-uniens sont couverts par une assurance santé, publique ou privée, est-il vrai, comme le dit Mario Dumont, que ces soins sont plus accessibles qu’au Canada? Selon lui, «dans les faits, pour la grande majorité de la population américaine, pas seulement les riches, les soins de santé sont nettement plus accessibles que chez nous».
L’immense majorité des Américains ont accès à des soins, soit gratuitement, soit moyennant une franchise d’assurance. Cependant, ils ont du service! Ils arracheraient la peinture sur les murs dans notre système de santé déshumanisé où l’attente règne au-dessus de tout.
C’est presque vrai.
Ais-je dis «presque»? Vraiment désolé, je voulais dire que ce n’est pas vrai du tout.
Selon le même article de la Ross University School of Medecine,
Environ 91 % des Américains disposent d’une assurance maladie, mais 29 % des personnes couvertes par leur employeur et 44 % de celles couvertes par une assurance individuelle ou par le marché sont sous-assurées, ce qui signifie qu’elles ont des lacunes dans leur couverture ou que leur couverture ne leur permet pas d’accéder à des soins de santé abordables. Près de la moitié des Américains ont renoncé ou retardé des soins en raison du coût.
C’est sûr que ça n’aide pas qu’en règle général, selon des chiffres de 2021, les compagnies d’assurance rejettent 17% des requêtes pour des soins de santé, certaines compagnies rejetant même de telles demandes plus de 50% du temps.
À titre d’information (et non de comparaison, puisqu’encore une fois, ces données sont récoltées de façons très différentes), les données de Statistique Canada de 2021 avancent que «près de 2,5 millions de personnes (7,9 % des Canadiens) ont reporté des besoins insatisfaits en matière de soins de santé», et ce, que ce soit relié à des coûts trop élevés ou à un autre facteur.
Mais j’imagine qu’à défaut de pouvoir avoir accès à des soins de santé abordables, les états-uniens ont la chance d’avoir du service (j’veux dire, au moins la moitié d’entre eux qui sont capable de se le payer lorsqu’ils en ont de besoin) dans un système humain qui les traite comme des clients et non comme des patients, et qui refuse d’indemniser des personnes assurées afin de préserver une marge de profit intéressante pour les actionnaires et les hauts gestionnaires des compagnies d’assurance.
Mario, lui, n’aura probablement pas besoin de reporter des rendez-vous médicaux pour des raisons financières, alors tout est beau de ce côté!
L’efficacité des systèmes.
Au delà de tout les éléments soulevés précédemment, nous pouvons également nous pencher sur l’efficacité même des systèmes de santé. Mario Dumont vante ainsi la qualité du système de santé états-unien:
Aux États-Unis, il y a 25% plus de médecins par 100 000 habitants que chez nous. On compte l’attente dans les urgences en minutes plutôt qu’en heures. Les trois quarts des patients réussissent à voir un spécialiste en moins d’un mois.
Oui, c’est bien ce qui se passe aux États-Unis. Les soins de santé sont réellement disponibles.
Les États-Unis ont, en effet, proportionnellement plus de médecins que le Canada selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Mais la disponibilité des soins fait-elle en sorte qu’un système de santé est efficace?
Selon une étude de cette année produite par Peterson-KFF,
Bien que les États-Unis dépensent près de deux fois plus par habitant en soins de santé que des pays de taille et de richesse similaires, leur espérance de vie est inférieure à celle des pays comparables et leurs résultats en matière de santé se dégradent depuis la pandémie de COVID-19.
À titre comparatif, le Canada a une espérance de vie de 81,3 ans en date de 2022, et les États-Unis… de 77,5 ans.
Un indice intéressant pour évaluer les systèmes de soins est l’Espérance de vie corrigée de l'incapacité (EVCI). Synthétisé par Wikipédia (c’est la seule fois que je j’utilise ce site dans cet article, je vous le promet), l’indice peut être décrit comme «un mode d'évaluation du coût des maladies mesurant l'espérance de vie en bonne santé, c'est-à-dire en soustrayant à l'espérance de vie le nombre d'années “perdues” à cause de la maladie, du handicap ou d'une mort précoce».
Selon la même étude de Peterson-KFF, le taux d’EVCI était en moyenne 46 % plus élevé aux États-Unis que dans les pays comparables, gardant toujours en tête qu’un taux plus bas indique un amélioration au niveau de la prévention, du traitement et de la guérison des maladies, ou de la guérison des facteurs de risque connus. Le Canada, lui, était à 5,8% au dessus de la moyenne des pays comparables.
Petit bonus féministe: le taux de mortalité maternel était de 22,3 mortes par 100 000 naissances vivantes aux États-Unis en 2022, comparativement à 8,5 pour le Canada (et à 3,9 pour la moyenne des pays comparables).
Mais encore une fois, Mario ne prévoit sûrement pas accoucher demain matin, alors tout est beau de ce côté!
Au niveau des dépenses en santé maintenant, selon les données de l’OCDE, les États-Unis ont dépensé 12 555,26$US par habitant en 2022, comparativement 6 319,04$US par habitant par le Canada lors de la même année. À noter que ces dépenses «comprennent les dépenses d'origine publique et privée (y compris celles des ménages) consacrées aux soins curatifs, de réadaptation et de longue durée, ainsi qu'aux biens médicaux tels que les produits pharmaceutiques».
Je vais laisser le mot de la fin de cette section au Commonwaelth Fund, qui, en amont de la discussion d’un rapport de 2023, présentait la chose ainsi:
Les États-Unis dépensent plus pour les soins de santé que tout autre pays à revenu élevé, mais ils obtiennent souvent de moins bons résultats en matière de santé et de soins de santé. Pour les États-Unis, la première étape vers l’amélioration consiste à garantir à tous l’accès à des soins abordables. Non seulement les États-Unis sont le seul pays que nous avons étudié à ne pas avoir de couverture santé universelle, mais leur système de santé peut sembler conçu pour décourager les gens d’utiliser les services.
Ce constat tenait jusqu’à la chronique de Mario, qui ne semble pas découragé du tout à utilisé les services de santé états-uniens. Tout est donc encore beau de ce côté!
Conclusion.
Bon trêve de plaisanteries maintenant.
Il y a énormément de rapports et d’études publiés sur ce sujet, et je vous invite tous à aller en lire.
Surtout Mario Dumont, qui semble confondre une amélioration possible de sa situation personnelle pour une amélioration de la situation de la société dans son ensemble.
Évidemment, le système de santé au Canada est loin d’être parfait, et nous avons raison de nous en inquiéter et de vouloir améliorer son sort (et le notre par la bande). Le Canada s’est classé 10e sur 11 dans une étude récente du Commonwealth Fund comparant les systèmes de santé de pays à revenu élevé. Le 11e pays du classement? Les États-Unis, et ce, si loin qu’il a dû être exclu du calcul de la moyenne puisqu’il aurait biaisé les résultats pour les autres pays. Le seul critère pour lequel il n’a pas fini dernier, c’est pour les processus de soins, où il a fini à un excellent deuxième rang, deux rangs devant le Canada.
Ça fait rêver.
Alors quand Mario dit que le système de santé canadien est « si pire!», il a peut-être raison (si nous comparons seulement les systèmes de santé de pays riches). Mais le système de santé états-unien détient le prestigieux titre de « si si pire!».
Évidemment, comme l’a déjà dit un de mes professeurs d’université, la vérité scientifique n’est jamais toute noire ou toute blanche: elle se trouve dans les zones grises. Une récente revue de littérature laissait en effet penser que les résultats sont mitigés en ce qui a trait à la privatisation des systèmes de santé. En général, certaines études illustraient des bénéfices au niveau de l’efficacité et de l’innovation, tandis que d’autres ont mis l’emphase sur les impacts documentés sur l’inégalité et la réduction de la qualité des soins, réduction également remarquée par une étude menée par des chercheurs de l’Université Oxford en 2024. Une étude de 2008 avançait d’ailleurs que «contrairement à la croyance populaire, les Américains ne bénéficient pas de plus de services de santé. Ils consultent leur médecin beaucoup moins souvent et passent moins de temps à l'hôpital que les Canadiens», ce qui rejoint les données présentées dans cet article (non-scientifique).
C’est peut-être pour ça que ça roule, les urgences et les rendez-vous médicaux aux States.
Une grande partie de la population s’en retrouve complètement ou partiellement exclu.
En tout cas, Mario lui prévoit être dans la gang qui se livre à un toucher rectal professionnel régulier, et non dans celle des gens qui se le font eux-même en suivant les instructions de wikiHow, faute de moyens financiers.